Sur le littoral autour d’Agadir, de Tifnit à Imsouane, les autorités ont lancé une vaste opération de « libération du domaine public maritime ». Pour les habitants, des projets touristiques sont derrière cette décision.
Ils étaient réputés pour être d’authentiques villages de pêcheurs, encore préservés des spéculations. Des décors de carte postale avec leurs maisons troglodytes, leurs barques bleues et leur côte sauvage, emportés les uns après les autres par la poussée des bulldozers. Au nom de la « libération du domaine public maritime », l’Etat marocain a lancé une vaste opération de démolition de toute forme d’« occupation illégale » sur le littoral du sud du pays.
Cette vague soudaine de destructions a commencé le 25 décembre dernier à Tifnit, village niché sur une pointe rocheuse à 40 kilomètres au sud d’Agadir. Ce matin-là, « c’était comme la guerre », raconte une habitante, encore sous le choc, qui a souhaité garder l’anonymat. « Les forces de l’ordre ouvraient les portes et faisaient sortir les gens. Quand ils ont commencé à s’attaquer aux premières maisons près du parking, on a compris que les pelleteuses allaient avancer jusqu’à chez nous. On a juste eu le temps, dans la panique, de vider la maison, au milieu des gravats, des militaires et des pilleurs ! », souligne-t-elle.
Si bon nombre de résidents ont été pris au dépourvu, une rumeur circulait depuis une lettre du 6 décembre reçue par certains d’entre eux, dans laquelle la direction provinciale de l’équipement exigeait « la remise à l’état initial » des lieux dans un délai de cinq jours. « On savait qu’on était sur le domaine maritime, explique le propriétaire d’une maison de vacances. Mais on avait acheté un numéro de maison – une cession d’usufruit, signée chez le notaire, validée par un avocat et enregistrée au tribunal. Jamais on aurait imaginé qu’ils rasent tout ! » Tifnit a été rayé de la carte. Les débris ont été recouverts de sable ; il n’en reste qu’une dune.
L’opération s’est ensuite étendue aux plages voisines de Sidi Toual, Douira, Sidi Rbat, Wassay… jusqu’à Imsouane, spot de surf de renommée mondiale, en dépit de la forte mobilisation des habitants et amoureux du lieu. Après un ordre oral d’évacuer en vingt-quatre heures donné le 17 janvier, les pelleteuses ont commencé leur œuvre. Dix jours plus tard, le centre historique du village dénommé Tasblast était entièrement détruit. Commerces, cafés, surfshops n’ont pas non plus été épargnés.
Un littoral très convoité
Les anciens pourraient raconter l’histoire de ces petits villages côtiers, nés de quelques abris construits par des pêcheurs il y a plusieurs décennies, qu’habitants et vacanciers ont agrandis et rénovés au fil du temps. Mais derrière la carte postale, des responsables cités dans la presse locale font état de problèmes de squats, délabrement, insalubrité… « Insalubres ?, s’étrangle Siham Azeroual, journaliste indépendante et native de la région. On parle d’habitations troglodytes amazighs [berbères], construites selon les méthodes traditionnelles de nos ancêtres ! Que fait le ministère de la culture pour protéger ces joyaux en voie de disparition ? Je ne pardonnerai jamais à ce gouvernement d’avoir effacé ce patrimoine. »
La « libération du domaine public maritime » doit se poursuivre le long du littoral de la région Souss-Massa, ont prévenu les autorités. « Après tout, l’Etat est dans son droit, reconnaît Ahmed (le prénom a été modifié), un habitant d’Imsouane. On savait tous que l’occupation de ce terrain était illégale et les autorités avaient toute latitude pour en exiger la restitution. Elles ont décidé d’appliquer strictement la loi. La question est : pourquoi maintenant et de façon si brutale ? »
Sur un littoral très convoité, nul doute, selon les défenseurs de ces villages, qu’il s’agit de faire place nette pour de nouveaux projets touristiques. Dans le parc national de Souss-Massa, qui longe la côte au sud d’Agadir, il est question de créer une expédition « Blue Safari » : un circuit de 80 kilomètres, comprenant une nouvelle offre d’animation et d’hébergement, qui doit relier Agadir à sept sites du parc, dont Tifnit, Sidi Rbat, Sidi Toual… ceux-là mêmes qui ont été détruits. Coût du projet : 1,5 milliard de dirhams (138 millions d’euros), dont 200 millions (18,4 millions d’euros) pris en charge par l’Etat, selon un article de Medias24 publié en juillet. Un investisseur privé devait être recherché avant décembre.
Quinze nouvelles zones touristiques sont également projetées dans la métropole du Grand Agadir, parmi lesquelles Imsouane. Le plan d’aménagement du village daté de février 2022, que Le Monde a consulté, prévoit la construction d’une dizaine d’hôtels ainsi que des restaurants, des terrains de sport, une piscine, un centre de bien-être… Ce nouvel espace de 18 hectares au nord de la commune ne devait toutefois pas inclure le centre ancien de Tasblast, qui apparaissait comme une zone à rénover. Le plan a-t-il changé ? Contactées, les autorités locales – préfecture, région, délégation du tourisme – n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
En 2012, un vaste projet d’un milliard d’euros avait déjà été lancé : Taghazout Bay, complexe balnéaire haut de gamme proche d’Agadir comprenant hôtels cinq étoiles, golf, villas et résidences premium. « Va-t-on dégager les petits pour faire de la place aux gros ?, s’inquiète Hicham Limati, président d’honneur de la Confédération des entreprises marocaines de surf touristique. Ce qui fait la renommée d’Imsouane, c’est bien sûr la vague – l’une des plus longues d’Afrique –, mais aussi tous ces petits commerces et auberges qui ont permis depuis quatre décennies à ce lieu de faire parler de lui. Je ne suis pas contre l’application de la loi mais, au lieu de détruire, pourquoi ne pas améliorer et aider ces gens à récolter le fruit de leur travail ? »
La destruction de ces villages côtiers est une « grande perte pour nos clients à la recherche de dépaysement, d’authenticité, de contact avec la population locale, regrette un responsable d’agence de voyage à Agadir sous couvert d’anonymat. Sans doute veut-on développer des produits neufs, modernes, grandioses, mais il y a de la place pour tout le monde sur nos côtes ! Sans compter que ce n’est pas de cette façon qu’on va s’aligner sur les tendances du secteur, tournées vers le tourisme durable ». A ce titre, « il n’y a rien de mieux que ces villages pour développer l’écotourisme, autour de la pêche traditionnelle, l’expérience villageoise et le surf, renchérit James MacGregor, consultant canadien en tourisme durable, qui a réalisé plusieurs expertises dans le Souss-Massa. C’est ce genre d’expériences que recherchent aujourd’hui 80 % des voyageurs à l’échelle mondiale. »
Ces dernières semaines, les démolitions ont aussi concerné le littoral de Casablanca. Le 12 janvier, l’îlot de Sidi Abderrahmane sur la corniche, connu pour abriter la tombe d’un marabout autour duquel étaient établies des diseuses de bonne aventure, a été évacué et les constructions illégales détruites. Quatre jours plus tard, c’était au tour des cabanons de la plage Dahomey à Bouznika, à 50 kilomètres au nord de la capitale économique du royaume, d’être rasés. La « récupération » de l’espace public cible aussi les marchands ambulants et charrettes, dans une métropole qui se veut moderne et attractive, bientôt sous le feu des projecteurs lors de deux grands événements footballistiques – la Coupe d’Afrique des nations 2025 et la Coupe du monde 2030 –, mais au détriment de nombreux travailleurs pauvres qui se retrouvent sans gagne-pain.
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